Interview du ministre des affaires étrangères d’Arménie Ara Aivazian au journal “Le Monde”
16 décembre, 2020Question. Vous avez pris vos fonctions dans les conditions d’une défaite après-guerre. Quelles sont vos priorités?
Réponse: Nous sommes confrontés à une crise diplomatique et à de nombreux défis urgents : stabiliser la situation, éviter toute nouvelle escalade, mais aussi répondre aux besoins des personnes déplacées – 70 % de la population du Haut-Karabakh a été obligée de fuir, 30 % est revenue dans l’enclave –, procéder à l’échange des prisonniers de guerre, des détenus civils, et des corps des disparus. Toutes ces questions demandent des solutions.
Question. Où en est le processus d’échange des prisonniers avec l’Azerbaïdjan ?
Réponse: Nous avons établi des listes provisoires. L’accord de principe entre les deux pays repose sur l’échange de « tous pour tous ». Je ne veux pas vous donner de chiffres exacts, car nous soupçonnons l’Azerbaïdjan de ne pas nous donner le véritable nombre de prisonniers arméniens, et d’en détenir beaucoup plus. Il y a pourtant urgence à traiter cette question, puisque des preuves montrent qu’ils font l’objet de traitements inhumains. Nous travaillons avec nos partenaires, en particulier le Comité international de la Croix-Rouge, pour assurer leur retour sans délai. Le problème, c’est que l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre ne fixe pas de date limite. Et Bakou s’en sert pour instrumentaliser cette question, commettre ces traitements inhumains et influer sur la situation politique intérieure en Arménie.
Question. L’Arménie compte-t-elle porter plainte face aux soupçons de crimes de guerre ?
Réponse: L’histoire nous a enseigné de manière douloureuse que le génocide arménien [en 1915] a été commis à cause de l’impunité. Pendant le conflit au Haut-Karabakh, la haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a fait part de sa préoccupation concernant des indices de crimes de guerre commis par l’Azerbaïdjan. L’Arménie établit une liste de tous les cas avérés et doit la transmettre aux organisations internationales compétentes afin de traduire les coupables en justice.
Question. Pendant vingt ans, le groupe de Minsk, chargé de trouver une solution au conflit du Haut-Karabakh, a échoué, puis il a été évincé du cessez-le-feu: a-t-il encore un rôle à jouer?
Réponse: Nous avons entendu beaucoup de critiques sur les coprésidents du groupe de Minsk venant de l’Azerbaïdjan et de ses soutiens. Nous avons, nous, toujours eu la conviction, et nous continuons de croire qu’au contraire les coprésidents du groupe de Minsk [Russie, France, Etats-Unis] ont joué un rôle crucial qui a permis, pendant ces vingt dernières années, d’assurer une paix relativement stable dans cette région. Je rappelle qu’il n’y avait aucune force d’interposition entre les belligérants. Les trois coprésidents du groupe vont bientôt visiter. Nous comptons sur eux pour aider à résoudre toutes les questions en suspens.
Question. L’indépendance autoproclamée de l’enclave du Haut-Karabakh n’est pas reconnue par la communauté internationale. L’Arménie envisage-t-elle de le faire?
Réponse: Le droit à l’autodétermination des peuples constituait le pilier des négociations de paix, et si l’Arménie n’avait pas reconnu l’indépendance du Haut-Karabakh, c’était pour donner une chance à ces négociations d’aboutir. Certains font aujourd’hui une erreur de jugement s’ils pensent que le recours à la force a épuisé cette question du statut du Haut-Karabakh. Je me félicite que les coprésidents du groupe de Minsk aient réaffirmé qu’elle reste, aujourd’hui, dans la négociation. Si l’Azerbaïdjan considère que ce n’est pas le cas, alors nous entamerons un processus de reconnaissance.
Question. Le président Erdogan était mercredi et jeudi à Bakou. Quelles relations envisagez-vous avec la Turquie à l’avenir ?
Réponse: A l’heure actuelle, nous n’avons aucune relation diplomatique, alors que l’Arménie n’a jamais posé aucun préalable, pas même la reconnaissance du génocide, à la normalisation de ces relations. Tout le monde a pu constater l’implication de la Turquie dans l’agression récente de l’Azerbaïdjan au Haut- Karabakh. Et le rôle qu’elle joue, depuis quelque temps, en impliquant des mercenaires dans différentes régions pour les déstabiliser. Ces dernières années, on nous disait : c’est une nouvelle Turquie, mais la communauté internationale a bien vu qu’elle n’a pas changé depuis cent ans. La haine contre les Arméniens qui prévalait dans l’Empire ottoman n’a pas disparu, pire encore, elle a trouvé un terrain fertile dans son pays frère, l’Azerbaïdjan.
Question. Que pensez-vous de l’action de la Russie pendant le conflit ?
Réponse: C’est une question difficile. Vous connaissez les déclarations du président russe sur le fait que l’Arménie est l’alliée stratégique de la Russie, L'Azerbaïdjan est son partenaire stratégique. Vladimir Poutine et [son ministre des affaires étrangères] Sergueï Lavrov ont déployé des efforts gigantesques pour arrêter les hostilités – en quarante-quatre jours de conflit, il y a eu trois tentatives pour établir un cessez-le-feu. Le peuple arménien a apprécié son intervention, qui a permis d’épargner des milliers de vies. La présence des forces russes au Haut-Karabakh (1960 soldats) vise à éviter tout nouveau conflit.
Question. Le premier ministre, Nikol Pachinian, est discrédité aux yeux d’une partie de la population après la défaite. Comment le gouvernement peut-il surmonter cette crise politique
Réponse: Tout pays ayant vécu un bouleversement aussi grave serait dans la même situation. L’Arménie n’est pas une démocratie parfaite, mais nous avons réalisé d’importantes avancées en la matière. Ce qui peut nous aider à surmonter la crise, c’est l’union de la société autour de l’idée de la préservation de l’intérêt de l’Arménie et de l’Artsakh. Pendant six cents ans, nos ancêtres ont aspiré à constituer l’Etat arménien dont nous étions privés. Notre génération a eu le privilège de participer à la création de cet Etat indépendant. Nous n’avons pas le droit de mettre en danger son existence et sa sécurité.